le temps retrouvé

"Mais au moment où, me remettant d’aplomb, je posais mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avait donné la vue d’arbres que j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clocher de Martinville, la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion, tant d’autres sensations dont j’ai parlé et que les dernières œuvres de Vinteuil m’avaient paru synthétiser." 

Marcel Proust, à la recherche du temps perdu, le temps retrouvé, 1927.

À représenter des odeurs passées, Arquiste ne prenait pas tant de risques, on imagine en effet assez mal Louis XIV sortir de sa tombe pour hurler que sa cour ne sentait pas du tout comme ce parfum. S’en prendre aux années ’70 est autrement plus risqué, les témoignages et les témoins abondent ! Il est vrai qu’à bien des égards, la période a tout d’un âge d’or : on n’a plus peur des bébés, pas encore des MST et Emmanuelle désembourgeoise le collier de perles. Impossible de ne pas se rendre compte qu’il se passait quelque chose…  Quant à la parfumerie elle connaissait aussi un renouveau et se désembourgeoisait tout en restant classique. Les formules s’allégeaient, les parfums verdissaient, se chypraient, en se débarrassant des effets gras, lourds, des périodes précédentes.  

Ella, le féminin qui incarne cette époque est une vraie madeleine pour moi. J’étais enfants, mais j’y ai retrouvé toute une époque comme je l’imaginais difficilement possible. La première bouffée m’a plongé dans les sillages croisés de deux très beaux parfums de cette époque Diorella et Cristalle. Les mêmes effets chyprés de transparence, de verdeur de feuillages, de fraîcheur, avec cette note de fruit un peu trop murs. Tour de force, on est dans des souvenirs précis, exacts, mais sans copie, sans reproduction, c’est bel et bien une ambiance qui est rendue, celle qu’avaient certaines rues, un peu bourgeoises, où l’on pouvait suivre des belles en tailleurs pantalons. 

Et puis, le parfum évolue, gagne en sensualité, et c’est une note de chypre fruité qui ressort encore, mais cette fois plus charnelle, mêlant aux odeurs de fleurs ses nuances de peau de pêche. Oui, le parfum se fait plus soir, plus robe lamée et évoque Azzaro Couture. C’est assurément glamour et constitue une étrange mise en perspective, ce parfum qui évoque une époque qui se plaisait à évoquer le passé.  Si Ella est une fille des années ’70 réincarnée, elle est une fille qui se plaisait à copier le maquillage de Garbo et les robes de Dietrich… D’ailleurs lorsqu’il s’assombri encore un peu, le parfum évoque un peu de grands anciens comme Femme de Rochas ou Mitsouko de Guerlain.  (Ceci m'a particulièrement sauté au nez en mettant un pull porté deux jours plus tôt avec Ella dans la machine à laver.) Le fond est très beau, sombre, grave mais en gardant une jolie légereté quand même, le parfumeur à vraiment réussi à éviter l'aspect dramatique, un peu théâtral, des grand anciens.

Ella est un beau parfum, une vraie réussite qui ne plaira pas qu’aux nostalgiques, même s’il m’est difficile d’en parler sans mentionner qu’il est pour moi un parfum-réminiscence du temps où c'était mieux. Il nous rappelle qu’un parfum peut être complexe sans lourdeur, que le fruit n’est pas que confit, et que la sensualité ne doit pas nécessairement dégouliner. Son allure élégante ne prend pas la pause, sa richesse n’a rien de bling. Que tout cela fait du bien de nos jours ! Il faut vraiment saluer le travail de Rodrigo Flores-Roux qui signe un parfum très équilibré, très juste, alors qu'il aurait pu tomber dans la facilité de l'accord un peu plus à la mode, racoleur, ou être trop historicisant en maniant le citation de façon un peu lourde.

Mon plus gros coup de cœur de 2016: à tester absolument! (Et à tester sur peau, il y est bien plus joli que sur touche, en lui donnant le temps de se développer.) Je prends vraiment beaucoup de plaisir à le porter en journée ou en soirée. Je me retiens un peu pour ne pas porter que lui en alternance avec Mitsouko en ce moment. Il apporte vraiment de l'élégance, du réconfort à ma journée, tout en étant très souriant, très aimable (C'est peut-être en ça qu'il est moderne, même si son départ n'est pas follement aimable, il est bien moins revêche que celui des chypres classiques), souriant et heureux. Et franchement, qui oserait me soutenir que le monde ne gagnerait pas à être un peu plus aimable, souriant et heureux? Allez, tous en Ella! Et on ne discute pas.

Ella, Rodrigo Flores-Roux pour Arquiste, 2016.


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