toucher le fond

 


Mes amis, je vous le donne en cent, je vous le donne en mille ; l’événement le plus inconcevable, le plus incroyable s’est produit. Par une extraordinaire et invraisemblable conjonction astrale, il se trouve que cette semaine, assurément une semaine à marquer d’une pierre noire dans les annales de l’humanité, j’ai terminé non pas un mais deux flacons de parfum. Les probabilités d’un tel événement sont infimes et pourtant, un flacon de N°19 et un flacon d’Aire furent bel et bien vidés.

 

Certes, la surprise est un peu tempérée par mon obsession du vert, des aldéhydes et de l’iris en cette saison mais c’est quand même bien là un événement comme il n’en arrive pas deux dans une vie. Épargnez-moi les conseils exotiques du genre « voilà une bonne excuse pour en racheter deux » que je trouve pour ma part fort séditieux. Si au moins vous me disiez d’en acheter quatre ou cinq, passe encore, mais deux, cela sous-entendrait venimeusement qu’il doit y avoir un quelconque rapport entre les entrées et les sorties et que je devrais encore longtemps me retenir d’acheter, au moment même ou je constitue ma collection pour le long hiver à venir. (Les hivers son toujours trop longs et les printemps bien trop brefs ; c’est l’une de ces lois idiotes de la Nature qui fait fort mal les choses !)

 

Mais enfin se pose bien évidement l’épineuse question du rachat, question négligée par la philosophie qui se révèle une fois de plus un bien piètre secours. Il y a la question de l’usage, le rapport plaisir pris et l’éthique à prendre en compte, tout cela formant un abominable et douloureux dilemme moral.

 

La question de l’usage est fort oiseuse. Certains parfums sont destinés à être porté, d’autres non, destinés au placard où, de temps en temps, je vais les chercher pour les humer en quête de beauté. C’est le plus souvent le cas des orientaux, que je ne porte point, sans lesquels je n’envisage pas de vivre. Avons-nous vraiment besoin de porter Shalimar pour en posséder un ou deux ou trois flacons ? La réponse est certes non. Néanmoins, dans les cas qui nous occupe, je suis bien certain de reporter le 19 en ayant vidé depuis mon adolescence quantité de flacons dans les concentrations les plus diverses. Je ne vais pas vous dire que s’il n’y en avait eu qu’un, c’eut pu être celui-là tant l’idée de ne porter qu’un seul parfum me semble terrifiante. Et dans le fond, cette obligation du sillage unique à laquelle certains voudraient nous contraindre me semble bien proche de l’uniforme, apanage des dictatures qui voudraient faire de nous de bons petits soldats, à la vie mécaniquement répétitive, qui ne pensent et ne sentent pas parce qu’il ne faudrait tout de même pas (se) poser des questions et surtout pas remettre en question.

 

préparer l'hiver


Elle peut se lier à la question tout aussi oiseuse du rapport qualité-prix que j’évacue en la remplaçant par celle du rapport plaisir-prix bien plus pertinente selon moi. En effet, le rapport qualité prix pour un parfum, quel est-il puisqu’on parle d’une chose parfaitement inutile qui ne doit absolument pas performer. (Que ce mot est laid !) Honnêtement, si vous êtes près de vos sous, ce que je peux parfaitement comprendre, n’investissez pas dans le parfum, cette chose qui s’évapore et qui est aussi dispensable que volatile, qui ne vous apportera aucun bénéfice autre que l’émerveillement. C’est donc le plaisir seul qui devrait être pris en compte et c’est chose fort personnelle et subjective. À combien chiffrez-vous l’extase, ces moments où vous submerge l’émotion de la beauté révélée, matérialisée ? C’est aussi absurde d’essayer de fixer rationnellement le prix d’un parfum que celui d’une œuvre d’art peinte en se contentant d’évaluer le prix de la toile, le coup des pigments et d’estimer un salaire décent pour les heures de travail qui mettrait sur le même pied une croûte peinte par une grande tante revêche dénuée du moindre talent mais qui y a passé des heures et le plafond de la chapelle sixtine par Michel-Ange… Cependant, l’augmentation des prix chez Chanel oblige à considérer l’achat d’un Parfum d’Empire ou d’un Oriza Legrand comme beaucoup plus raisonnable. Est-ce qu’un Mal Aimé, pour reprendre un thème vert-iris m’émeut plus qu’un 19 ? La réponse est probablement oui. J’ai bien sûr besoin des deux types, élégant, poétique, de parfum mais…

 

Le plus embêtant, c’est la question éthique. Car si je suis bien certain de trouver le N19 merveilleux et de prendre beaucoup de plaisir à le porter, je suis bien moins certain d’avoir envie de soutenir un groupe comme Chanel. À cause de la politique des prix particulièrement pas justifiée, évidement, mais aussi de la vulgarité toujours croissante et de plus en plus assumée de la maison qui semble à la fois se prostituer et mépriser le client. Bien que l’expérience d’achat reste paradoxalement luxueuse et plaisante. Mais enfin, l’expérience d’achat, c’est d’assez peu de poids en termes de temps, de répétitions, si je la compare avec le nombre de jours à vaporiser un peu du précieux élixir qui semble de moins en moins précieux aux yeux de la maison qui préfère nous abreuver d’abominations comme Bleu. C’est moins pire que Sauvage chez Dior ? Oui, je vous l’accorde mais avec ce genre de relativisme morale, ou va la civilisation, je vous le demande ?

 

Que tout soit de plus en plus compliqué et qu’avec les grands groupes, nous sachions de moins en moins où il est convenable de porter nos économies est un véritable casse-tête aujourd’hui. Nous avons bien le droit de nous sentir dépassés par la situation et impuissants, condamner à commettre des erreurs qui ne doivent pas trop nous faire sentir coupables mais plutôt nous rendre humbles et nous rappeler notre nature faillible. Mes anciens flacons Goutal sont là pour me faire souvenir d’une époque disparue mais aussi me rappeler que cette dignité dans laquelle il m’arrive de me draper comme dans un manteau royal n’est qu’une guenille dont je devrais avoir honte puisque je ne donne sans vergogne à Amorepacific au nom de la belle peau. Qui serais-je donc pour juger les choix des autres ?

 

Enfin, quand même, il y a des choses qu’il faut juger et rejeter violemment comme l’abus de bois ambrés et Johnny Depp sur les abribus. Mais ne nous voilons pas la face, si je ne rachète pas de N°19 aussi parce que j’ai en stock un très grand flacon des années ’70. (Et un format 200 ml acheté en Espagne il y a quelques années d’Aire pour… pas très cher.) Et je ne vous cache pas que dans les verts froids, les iris gracieux, il y a peut-être d’autres choses que j’ai l’envie de revisiter. Je n’ose écrire découvrir, car la découverte, comme vous l’avez sans doute remarqué et comme vous pouvez bien me le reprocher, me tente de moins en moins. C’est peut-être un effet de l’âge ou le simple contrecoup de l’abondance des sorties qui se multiplient et qui lasse plus qu’elle ne dépasse. À moins que ce ne soit tout simplement la fatigue jointe à un grand fond de paresse ? Mais qui ose encore croire en 2024 que les lendemains chanteront ?

 

Devrais-je m'engager à écrire un jour un billet plein d'enthousiasme ?

 


Commentaires

  1. Cher Dominique,
    Quelle horrible hérésie que de penser même à l'idée d'hésiter à reprendre du N°19. Vous remarquerez tous que j’ai bien écrit “reprendre” et non pas “racheter” car oui, je vous livre un infâme secret : je travaille pour un immense groupe de luxe français dans la branche de la maroquinerie donc n’ayez crainte, on peut tout à fait se satisfaire de son emploi et de ses avantages et regretter le temps passé où chaque client était traité comme un véritable membre de sa famille enfinbonbref !.…
    La stratégie de ces Maisons c'est d’essayer de se tirer vers le haut en augmentant les prix et en descendant la qualité. Zut. Je n'aurais pas dû le dire ça non plus oh et puis flûte hein ! Plein d’infimes détails sont revus à la baisse afin d’augmenter encore plus les marges mais pardonnez moi ,vous voyez, je divague et parfois même je dis verge.


    Qu’avez vous ressenti lors du dernier pschitt de n°19 ! Une extase sublime ou un regret abyssal ? Le flacon carré vous a-t-il soudainement paru moins lourd une fois délesté de ses 100mL ou n’avez vous même pas fait attention ? Je dois vous faire une confidence : je ne finis jamais mes parfums, j’en laisse toujours un peu ne serait-ce que par flemme. Certaines enseignes offrent des réducs pas déconnantes en fonction du nombre de flacons vides que vous leur rapportez mais ah ! Cela leur sert aussi à établir des statistiques et non désolé, je ne ramènerai pas mon Calèche ni mon Scherrer et encore moins mon Habanita non mais et puis quoi encore ? Pour qu’elles aillent le sentir une fois le dos tourné ? Vilaines filles !
    Quant au n°19, on en était là oui, je l'aime tellement que jamais je ne veux qu'il finisse (coucou les stocks) seulement je fais attention car la hausse des prix (170€ en neuf je crois) me fais parfois douter, hésiter, ralentir rhâââ c'est rageant de devoir se contenir et de maîtriser……..surtout avec lui. Ça serait comme faire l'amour et s'arrêter avant. C'est rageant. Parfois excitant. Comme ce parfum. Vert jusqu'à l’os et inoubliable quelque soit la saison. Il est au final très simple diablement efficace et sa couleur me fait penser à la Chartreuse. Et tout le monde aime ça la Chartreuse.
    Trinquons !
    Trinquons à ce parfum .


    -fabien-

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    1. Bonjour,

      Oh mais tout le monde sait qu'ils essayent de nous tirer vers le haut mais nous nous rendons bien compte que les petites économies faites sur les jus avec un iris moins joli et moins présent par exemple rend le produit bien moins précieux en dépit d'un flacon un peu plus joli. Je vis très bien cette fin et n'ai rien ressenti de particulier, ma philosophie étant de faire mourir les jus de leur belle mort sans me soucier de l'après plutôt que de les voir tourner vinaigre dans un flacon parce qu'il y a toujours de belles choses, si pas en boutique, dans mes placards. Je suis passé à une douche d'après l'ondée dont j'ai un énorme flacon abeille et ce merveilleux iris tout aussi pensif fait que je ne pense pas du tout à l'autre. D'ailleurs, moins élégant, moins luxueux, le Guerlain est plus poétique et émouvant... (Avoir du 19 en stock dans une version ancienne aide, il est vrai à oublier.)

      Mon gros souci avec le 19, c'est qu'il est l'un des derniers représentant encore un peu vivant de la famille verte. Je ne me suis jamais vraiment remis de la disparition de Vent Vert (enfin, je parle de sa reformulation par l'abominable Calice Becker qui mérite le goudron et les plumes pour son méfait!) et depuis je me désespère. L'Heure Exquise de Goutal est tout aussi défunte, mais il reste peut-être le Bas de Soie de Serge Lutens (signé Sheldrake, ce n'est pas un hasard) et deux ou trois petites choses en niche. (Je pense au Mal Aimé, si bien nommé, de Parfum d'Empire qui n'est une petite chose que par sa confidentialité tant il fait souvenir que l'iris utilisé sans parcimonie est un luxe incroyable... )

      Vu l'heure à laquelle je répond, c'est ma tasse de thé vert que je lève, je ne crois pas que la chartreuse au saut du lit soit une si bonne idée... Et le soir je n'y ai pas droit, l'alcool m'empêche de dormir. Ma vie est une enfer!)

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  2. Éclat de rires absolu sur le passage Vent Vert !!!!!!!!!!!! (C'est si vrai)

    -fabien-

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  3. Je n'ai jamais compris cette histoire des reformulations. Qui peut imaginer qu'un parfum des années 50 "modernisé" va trouver une nouvelle clientèle??? Non, il va surtout perdre sa clientèle fidèle!!!

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    1. Il y a des contraintes liées aux matières , des soucis d'économie et puis la volonté de plaire à un autre public. Le sommet du pire de l'horreur c'est le cas Miss Dior ou une usurpatrice essaye de se faire passer pour le chypre de 1947 qui, lui, se vend lifté à l'économie discrètement quand on réussi à faire ouvrir aux vendeuses le tiroir dans lequel elle ont ordre de le cacher...

      Le public US y est pour beaucoup, ayant dans une grande maniaquerie hygiéniste et une encore plus grande pruderie , hypocrisie de bigots, beaucoup de mal avec les antiques notes sales et animales des grand classiques de la parfumerie française. C'est pour eux que Chanel à renoncer à la civette par exemple.

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  4. Et puis c'est surtout que désormais, le marché est quasiment et exclusivement tourné vers les USA et l’Asie donc pour eux il n'est absolument pas envisageable ‘e serait-ce qu'une fraction de seconde de sentir le sale, le lourd, le riche, l’opulent…
    On veut du propre, voire presque de l’aseptisé si possible merci.


    Quant aux infâmes reformulations, évidemmeeeeeeeeent qu'il se pose la question du coût et de l’existence des matières premières pis bon on va pas se mentir, si en plus on peut mettre des concentrations un peu moins fortes, des matières premières un peu plus synthétiques bah ils ne vont pas se gêner, c'est pareil en maroquinerie : oui oui le sac vendu est en cuir. Ah oui oui il y et bien épais, gage absolu de résistance et d’opulence sauf que.


    Ben sauf que en dessous c'est doublé avec du renfort, lui mettre collé sur une micro mousse qui donne volume et souplesse à des cuirs parfois ne dépassant pas 1mm d’épaisseur. Bonjour, tristesse.


    J’avoue, comme vous que Miss Dior c'est le summum sérieux ! Limite du foutage de gueule et encore, je reste poli.
    En même temps, quand on voit une vendeuse lâcher un “ah ouais c'est cool, Diva (de Ungaro) c'est grave un parfum gourmand j’trouve”, que voulez vous dire…..

    -fabien-

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