songe d'une nuit d'été

"Je traversais des futaies où la lumière du matin, qui leur imposait des divisions nouvelles, émondait les arbres, mariait ensemble les tiges diverses et composait des bouquets. Elle attirait adroitement à elle deux arbres ; s’aidant du ciseau puissant du rayon et de l’ombre, elle retranchait à chacun une moitié de son troc et de ses branches, et, tressant ensemble les deux moitiés qui restaient, en faisait soit un seul pilier d’ombre, que délimitait l’ensoleillement d’alentour, soit un seul fantôme de clarté dont un réseau d’ombre noire cernait le factice et tremblant contour."

Marcel Proust, à la recherche du temps perdu, du côté de chez Swann, 1913.
Nuit de bakélite, Naomi Goodsir

Nuit de bakélite est un parfum étrange. Un de ceux qui défient les descriptions par les notes ou les pyramides olfactives. Je pourrais vous dire qu’il est un parfum vert ou un parfum à la tubéreuse sans vous mentir mais je ne vous aurais pourtant rien dit de lui. Et si le mot tubéreuse vous avait évoqué Fracas ou Carnal Flower, je serais coupable de vous avoir induit en erreur. À vrai dire, si le parfum est profondément nouveau, il ne surprendra pas tant que cela ceux qui sont familier de l’œuvre d’Isabelle Doyen. On se souviendra par exemple qu’elle avait étudié pour Grand Amour d’Annick Goutal le lys mais s’était beaucoup attardée sur la verdeur des tiges dans l’eau légèrement croupie et le flétrissement de la fleur agonisante là où d’autres auraient cru bon de ne mettre que de la blancheur narcotique.

Le parfum est une scène et une forêt à la fois. Peut-être sommes-nous dans le songes d’une nuit d’été de Shakespeare, lorsque la nuit nous fait basculer dans le royaume d’Obéron et Titania, cet endroit, à moins que ce ne soit ce temps ?, où tout est changeant et fluctuant, hésitant toujours entre la douceur du rêve et l’angoisse du cauchemar. C’est un univers de verdeur et de végétalité, de tiges humides, mouillées. Lorsque se lève la note florale, elle n’est pas l’élément central comme dans un bouquet classique, mais une atmosphère brumeuse d’iris qu’on ne parvient pas à saisir, une présence de fleur blanche qu’on peut sentir sans la voir. On est loin de la tubéreuse habituelle, bien en chair, prête à exhiber généreusement ses formes, c’est une dame blanche, une tubéreuse fantomatique qui a laissé derrière elle des sortilèges. 

Et puis il y a la terre, l’humus, des nuances de cuir, de champignon, des notes sombres et fumées qui ne structurent pas le parfum mais accentuent encore un peu plus l’effet de brouillard qui nous perd et nous égare dans ce parfum-forêt. Cette nuit de bakélite est incontestablement habitée, par une créature ancienne et païenne. J’ai cru l’apercevoir, mais je n’ai pu la saisir. Elle m’a d’abord semblé une dryade qui fuyait et puis j’ai senti les bras d’un satyre se refermer sur moi…

Si étrange qu’elle soit, la fragrance est étonnamment portable ; surprenante, mais loin d’être une œuvre conceptuelle de plus pour galerie moderniste. Sa richesse, loin d’être la vulgaire saturation des matières, laissons cela aux boutiquiers comme by Kilian, est la multiplicité des interprétations et des ressentis qu’offre ce parfum-poème foisonnant, à la fois trompe-l’œil et mystère antique, qui donne envie de croire à la parfumerie au XXIème siècle.

Nuit de bakélite, Isabelle Doyen pour Naomi Goodsir, 2017

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