classique bitchy

« Mais tout cela combiné avait produit des effets scintillants, alors que les causes déjà lointaines, non seulement étaient inconnues de beaucoup de nouveaux, mais encore que ceux qui les avaient connues les avaient oubliées… »

Marcel Proust, à la recherche du temps perdu, le temps retrouvé, 1927.

Youth Dew, huile pour le bain, Estée Lauder.
(en arrière-plan, son descendant direct Cinnabar)

Estée Lauder savait très bien ce qu’elle voulait et ce qu’elle ne voulait pas. Elle voulait que les américaines se parfument et elle ne voulait pas que ce soit avec l’increvable N°5 de Gabrielle Chanel qui continuait à triompher en tête des ventes. L’Amérique, c’était le marché de Lauder, son terrain de jeu et celui de personne d’autre ! Estée s’y prit donc très intelligemment pour lancer son parfum : une huile pour le bain destinée à l’usage quotidien, une huile qui pouvait s’appliquer sur le corps, une huile qui parfumait. Ensuite vinrent le crème et la version alcoolique. C’est l’un de ces parfums à redécouvrir d’urgence, avant qu’il ne soit plus disponible.

La senteur de Youth Dew était radicalement différente de ce qui se faisait: point de floral gentillet ou d’aldéhydé de dame. Certes, il y a bien une pincée d’aldéhydes et d’agrumes qui lance le parfum, quelques fleurs ensuite, mais surtout, il y a quantité d’épice et un fond patchouli et benjoin dopé aux, résines, aux baumes et à l’ambre. Youth Dew, en dépit de son nom mièvre, est un oriental sexy et très averti des choses de la vie. S’il est devenu un classique, il surprend car il ne semble pas de son époque, il paraît beaucoup plus moderne. C’est dû à sa construction hardie, moins ciselée celle des classiques habituels,  qui part franchement dans une direction, va jusqu’au bout avec un certain excès, presqu’un déséquilibre et aussi à sa postérité : longtemps après lui ses descendant ont pris le pouvoir, on régner sur une époque… à commencer par l’Opium de Saint Laurent qui lui doit beaucoup, succès planétaire qui bénéficia de l’image du couturier, du scandale et d’un génial marketing de la provocation, mais aussi pas mal de ses successeurs dont le très beau Coco qui est bien plus raffiné, mais aussi le Noir Épice de Malle… 

Huile, crème et lait pour le corps Youth Dew, Lauder.

Je craque sur l’huile, la version originale, restée fidèle, et la ligne de bain. C’est ainsi que j’aime le porter. Voluptueusement. D’une façon totalement glamour qui lui va bien : Youth Dew, c’est l’oriental en cinémascope, pas la peine de trop pousser la subtilité, il envoie son message sexy aussi précisément qu’une jarretière noire qui s’exhibe. À lui le lamé or, le blond platine et la baignoire coquillage dorée, il évoque les spectres de Joan, Jean et Gloria en tigre, léopard ou panthère.

Youth Dew change la vie : il parfume tout, impossible de s’en dépêtrer. Les vêtements, le lit, tout s’imprègne de son odeur, de sa présence. Lorsque je le porte, je le sens à chaque instant et je sais qu’il résistera à la douche, il marque tout autour de moi et j’aime ça.

Porter un tel parfum ne me demande pas d’effort. Pourtant, il demande une certaine carrure, c’est certain, et peut-être de la maturité. Il est aux antipodes des modes actuelles, régressives et confortables, toujours un peu mignonnes. Youth Dew s’affirme, avec ses qualité et ses défauts, il n’essaye pas vraiment de séduire, d’attirer : il se jette sur vous, vous prends, sans vous consulter au préalable. Il n’essaye surtout pas de vous faire croire que c’est votre désir qui compte. Ok, c'est une bitch.

Comme Estée Lauder, Youth Dew sait très bien ce qu’il veut et ce qu’il ne veut pas.

Youth Dew, Joséphine Catapano pour Estée Lauder, 1953.