"Chauffeur, chez Guerlain!"

Ma journée n’a pas vraiment commencé de cette façon, j’ai bêtement pris le train, mais cette journée était idéale en tous points et j’arrange un peu celui-là qui est plus conforme à mon ressenti. Journée chez Guerlain, donc, en (bonne) compagnie d’une vingtaine d’autres blogueurs et des deux nez de la maison : Thierry Wasser et Frédéric Sacone, pour sentir 25 parfums d’époque reconstitués suivant la formule originale. C’était donc à un voyage dans le temps que nous étions conviés.

Il y a maint et maint choses à dire et les autres vous donneront chacun leurs versions probablement. Ce qui m’a le plus frappé, touché et fait plaisir, c’est de voir à quel point les parfumeurs qui nous ont reçus aiment leurs métiers, ont à cœur de bien le faire, avec sincérité. Ce dont on ne se rend pas nécessairement compte lorsqu’on connaît la marque de l’extérieur, tout étant filtré par les exigences du service marketing qui fait son boulot, certes, mais un peu sans âme et sans cœur, ne visant que le profit, cherchant à vendre, et à vendre cher, plutôt qu’à faire de belles choses. 

L’exercice en question : la reconstitution à l’identique du patrimoine étant dans le fond un geste gratuit, par amour du beau, puisqu’il n’y a pas de vente possible. L’idée au départ était de permettre des reformulations les plus fidèles possibles, ensuite est venue la volonté de les mettre à disposition du public, comme un petit musée de la marque, accessible à la prestigieuse adresse des Champs.

L’invitation est d’ailleurs risquée puisqu’elle met forcément dans la position CEMA (C’Était Mieux Avant) qui n’est pas nécessairement une bonne chose pour la marque, mais qui est une triste réalité. Nous avons senti pour commencer deux bergamotes : une bergamote brute et l’autre dénaturée, adaptée à la législation. Et il n’y a pas photo, la version originale est plus riche, plus complexe, à la fois plus amère, plus juteuse et présentant des nuances d’orange confite… Impossible ou presque donc de faire des parfums semblables à ceux d’avant en remplaçant juste une matière par son substitut. (Ce qui rend le travail de Thierry Wasser sur Mitsouko d’autant plus remarquable.)

Nous avons ensuite senti les parfums. Je vous épargne la liste (voir photo) et le descriptif de chacun, je vous invite plutôt à la boutique Guerlain des Champs Élysées et à vous y rendre pour sentir vous aussi ces reconstitutions qui sont accessible au public sur rendez-vous. Mais il y a des choses dont il faut parler, parce qu’elles font plus plaisir que d’autre… 

Particulièrement émouvante, dans sa belle mélancolie grave, la version d’Après l’Ondée qui va si bien avec le nom qu’on lui a choisi, chargée d’odeur d’humidités, de sous-bois, de feuilles mortes. Un parfum d’une bouleversante tristesse. Celui que j’ai porté lui ressemblait encore, j’avais déniché des extraits très bon marchés dans une parfumerie qui fermait à la fin des années ’80 et les deux flacons m’avaient duré très longtemps, tant je portais peu ce parfum magnifique, parce qu’il était trop triste à mon goût, capable de me plonger dans un spleen, certes romantique mais peu confortable. Il fait néanmoins partie des choses qu’il faudrait avoir senties au moins une fois dans sa vie.

Monument : Shalimar. La bergamote fait vraiment une énorme différence, lui donnant beaucoup plus de relief. Bien sûr, elle désarçonne un peu, on entend régulièrement des gens dire qu’ils n’aiment pas les notes citronnée dans le départ de Shalimar, moi-même, je dois bien dire que c’est un goût que j’ai acquis, que ça ne m’est pas naturel, mais c’est ce que j’apprécie finalement le plus dans Shalimar, dans la version « ancienne », ça donne un vrai relief au parfum, à son cœur et à son fond au poudré sensuel est si élégant. Oui, je l’aime mieux, mais elle passerait mal auprès du public actuel, tout le monde s’en rend compte. Hélas, nous vivons une époque de facilité et de consommation rapide.

Jicky et Mouchoir de Monsieur sont de bon exemple des différences hier et aujourd’hui : comme la plupart des parfums anciens, ils semblent plus complexes, plus soudés et plus riches. Les versions actuelles semblent plus sèches, plus lisibles et donc plus faciles à appréhender mais aussi plus difficiles à aimer et à porter parce qu’elles sont un peu plus brutalement nues, exposant à la vue de chacun leurs intimités de notes sales. C’est ça aussi la modernité, moins d’enrobages, de mystères, il semble qu’il faille être plus direct et plus figuratifs.  L’abstraction, l’allusion, semblent être un peu trop compliquée pour nos vies modernes et pressées. Réclamerions-nous uniquement des choses que nous connaissons déjà, balisées de repères faciles à reconnaître ?

Des parfums comme À Travers Champs sont amusant car ils ne sont pas du tout figuratifs, nous sommes à l’opposé d’un « En Passant » que je trouve joli mais si vite lassant. La nature est évoquée de façon subliminale dans une ambiance poudrée cosmétique comme je les aime, parce qu’il me renvoie à moi plus qu’à un paysage, un décor que je transporterais avec moi. Dans le fond, on est déjà dans l’esprit de Gabrielle Chanel quand elle déclare à propos de son N°5 qu’une "femme n’a pas envie de sentir le parterre de rose." Je ne sais pas, il semble que de nos jours on aime ça, sentir une ambiance, une plante en particulier, mais j’avoue qu’aussi réussi soit-il, le soliflore hyperréaliste, je passe mon tour. C’est très beau mais pas pour moi…

Sentir tous ces parfums fait relativiser un peu la notion de modernité et d’abstraction. Clairement, non, l’époque suivante n’a pas tout inventé. Qu’est ce qui se détache de l’ensemble de ces parfums alors ? Un style Guerlain (Jacques surtout) ou le style d’une époque ? Et si oui, lequel ? J’y vois surtout une impression de richesse, de complexité, ce sont des parfums qu’on ne découvre pas au premier sniff, qu’on doit sentir et ressentir plusieurs fois. Jamais de surdoses ou d’excès dans ces parfums, on est loin des emportements à la Germaine Cellier, de ces matières particulièrement reconnaissables. C’est orné, chargé mais équilibré, on ne tombe jamais dans l’excès, la caricature. C'est peut-être là la différence avec l'époque actuelle... Des notes animales ? Mais portables, bien entourées de consœurs florales. Une impression d’œillets ? Oui, mais surtout pas le nez dans un bouquet ! Un aspect cosmétique ? De la poudre ? Certes, mais nous ne sommes pas à une tables de maquillage, il y a les fleurs, les agrumes tout autour. Souvent, il y a un fond musqué poudré (plus que vanillé, ça m’agace toujours quand on traite Shalimar de grosse vanille !) qui est présent et qui enrobe le tout, c’est à la fois soyeux, flatteur et sensuel… Oui, on croirait que je décris les grands anciens toujours en vente : l’Heure Bleue, mon obsession du moment, Mitsouko, ou Shalimar. S’ils ont survécu, ce n’est pas pour rien, c’est parce qu’ils sont très signés et particulièrement plus réussis. 

Bien sûr, on peut regretter certaines disparitions, comme celle de pratiquement tous les aldéhydés, puisque ne reste que le seul Liu aujourd'hui. Mais il faut bien qu’une maison vive et vende. Je suis plutôt du genre à pleurer sur le passé et à dire que c’était mieux avant, mais pour une fois, je n’ai pas envie. Parce qu’il y a de belles initiatives comme celle-ci. Et la volonté de préserver un patrimoine, en l’enrichissant de parfums, certes plus modernes et différents, mais beaux. Dont certains ne survivront sans doute pas non plus. On peut regretter, mais le marketing à ses raisons qui ne sont pas les nôtres et il est parfois bon de l’écouter pour ne pas mener un empire à la faillite.  Tout à un prix.

Aimons le passé, mais ne soyons pas passéistes.



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